La réédition de « Chambres froides » dans la nouvelle collection « Masque Poche » met en valeur un des meilleurs romans de Philip Kerr. L’action se déroule entièrement dans Saint-Pétersbourg et ses environs au pire moment, lors de la transition capitaliste de l’ex empire soviétique. « Tout manque » pourrait être le sous-titre de cette œuvre, tant Kerr, avec minutie et images parlantes nous décrit l’univers pesant de cette fin d’empire où chacun cherche de quoi se sustenter. Les innombrables queues devant des étals vides, l’absence totale de moyens des miliciens en charge de la police, la recherche de devises étrangères, l’explosion du marché noir, la main-mise mafieuse sur les rouages de la ville donnent l’ambiance du début des années 90 dans la splendide cité des tsars. Kerr avec un talent quasi journalistique nous emmène au contact de la population, de sa souffrance quotidienne, de ses craintes envers un monde où règne l’argent en nous promenant le long de la perspective Nevski. Il nous entraîne sur une histoire russe, où chacun suit sa propre trace, un inspecteur sur les guerres des gangs entre mafias géorgiennes, tchétchènes, ukrainiennes ou autres, qui cite Pasternak dans le texte, un enquêteur diligenté par Moscou sur la corruption possible du premier, un restaurateur malmené par la mafia… dans des situations qui paraissent abracadabrantes mais tellement réelles dans ces soubresauts de l’Histoire, où l’un héberge chez lui sa femme et l’amant de celle-ci, où les appartements collectifs voient s’échanger les mesquineries de chacun, où les repas familiaux sont des scènes ubuesques, sans rien à manger mais beaucoup de rêves à partager, l’âme russe ressort avec brio des pages de « Chambres froides ». L’histoire aboutira sur la découverte d’un trafic époustouflant mais là encore vraisemblable. On retrouve toute l’atmosphère d’une fin de règne, des lendemains de guerre froide, où le citoyen se cherche un cap à suivre. Le talent de Philip Kerr réside dans la qualité de ses descriptions autant physiques que culturelles, qui montre sa capacité d’absorption et ses connaissances historiques. Un excellent polar politique qui nous fait voyager dans le temps et l’espace.
Philip Kerr – Chambres froides – Le Masque 2013